LE SONGEUR EN CHIMERIE

LE SONGEUR EN CHIMERIE

LE JOURNAL D'ABIGAELLE


Cher journal...

 

En fait, je ne sais où commencer. Je m'appelle Abigaëlle. Mon prénom est gravé sur un médaillon que je porte autour du cou. J'ai de longs cheveux, parfois Marie-France vient me faire une grande natte. Je vis dans mon petit paradis, une maison que ma famille a achetée. Par la fenêtre, je vois le champ de Mars et la tour Eiffel. C'est par amour qu'ils m'ont acheté cette maison. J'ai toujours été très aimée. Mes parents disent "Abi Aimée" comme un petit surnom. J'adore ça. J'ai toujours eu beaucoup d'amour, je le mérite. Je suis adorable. Toujours beaucoup d'amour de la part de tout le monde, toujours, presque trop.


- Lundi.

Je me réveille, il fait un temps magnifique dehors, et j'entends les oiseaux. J'ai mangé un croissant, je ne devrais pas, car je fais attention à ma ligne, mais c'est tellement bon. J'ai pris une bonne douche bien chaude, et Marie-France est venue m'aider à m'habiller, c'est si agréable d'avoir des domestiques. J'ai la chance d'en avoir deux, Antoinette et Marie-France. Elles ne sont pas bien malignes et je dois souvent les gronder quand elles ne veulent pas faire ce que j'ordonne.


- Jeudi.

J'ai un air dans la tête, "J'aime les femmes", d'Henry Garat je crois. Quel bel homme, si distingué. Je chante un peu à la fenêtre, Paris est si beau en été. A côté de la fenêtre, sur un fauteuil, j'ai une belle poupée en porcelaine, avec une boite à musique dedans. On m'a dit que l'air était "Lettre à Elise" mais je ne reconnais pas du tout les notes. C'est peut-être depuis qu'elle est tombée. J'ai eu de la chance, la porcelaine c'est solide, la poupée ne s'est pas cassée.


- Mardi.

Très beau temps encore, il fait très chaud. Mais vraiment très chaud. Antoinette m'apporte des carafes d'eau. Elle est gentille, mais je ne vais pas boire tout cela. Du coup je la gronde. Elle est si bête parfois. Je suis tellement aimé.


- Dimanche.

C'est la fête, j'ai bu du champagne. Oh juste une coupe, mais c'est bien agréable et je suis un peu pompette. J'ai dansé avec ma poupée. Marie-France n'est pas contente car elle est jalouse, bien fait! Ma poupée m'aime, je le sais. Presque trop d'amour dans ma vie.


- Lundi.

Le champagne c'est pour la nouvelle année. Il n'y a pas eu de neige cet hiver. Les lilas sont encore magnifiques aux fenêtres. Je ne vois plus la tour Eiffel. J'ai très mal aux jambes, je ne sais pas pourquoi.


- Vendredi.

Il y a beaucoup de bruits avec ces automobiles, et je dois garder la fenêtre fermée à cause des odeurs d'essence. Il me semble que c'était pareil quand il y a eu la guerre. Je me souviens, un paysan m'avait vendu un verre d'eau! Quelle époque!


- Mercredi.

Mon mari m'aime trop. Oh! Je ne vous ai pas parlé d'Armand. Nous avons fait un mariage magnifique. Nous avons dansé toute la nuit. Mes parents étaient là, mes amies, et même des inconnus, tous les gens qui m'aiment. Nous avons fait un grand repas dans la salle à manger, il y avait des lampions partout.


- Samedi.

J'aime tellement Armand. Il est très beau, grand, avec une petite moustache fine. Et c'est un très bon danseur. Aujourd'hui, on a changé les meubles, les nouveaux sont magnifiques. J'adore ma chambre.


- Mardi.

Il neige. Que c'est triste cette neige. J'ai regardé par la fenêtre pour voir si les enfants avaient fait des bonshommes en neige. J'ai été surprise de ne pas voir la tour Eiffel, il me semblait que je pouvais la voir de ma fenêtre. Et je ne vois pas les voitures non plus. Paris a bien changé sous cette neige, je ne reconnais plus rien.


- Vendredi.

Il faut que je parle à Armand, il y a une fuite dans le grenier. Ca coule du plafond, juste au dessus de mon lit. Résultat, je me suis reveillée dans un lit complètement humide! C'est très très désagréable. J'ai copieusement enguirlandé Antoinette et Marie-France qui était aussi en colère que moi. Si elles n'aiment pas travailler, je vais les renvoyer vite fait!


- Lundi.

Je ne sais pas ce que fait Armand, je voudrais bien le voir, mais il est toujours occupé. Les filles font monter n'importe qui. Hier, c'était un médecin et aujourd'hui une femme assez jeune qui voulait jouer avec moi, au ballon ou je ne sais quoi. J'ai un peu passé l'âge de jouer au ballon, et encore plus avec des folles. Je sais que tout le monde m'aime, qu'on veut me voir, prendre soin de moi, mais il y a des limites. C'est un peu trop d'amour pour moi!


- Jeudi.

C'est Pâques, Marie-France est venue m'offrir un lapin en chocolat. Tout petit, minable. Je l'ai jeté dans les toilettes. Elle ferait mieux de m'apporter mon déjeuner chaud et de faire venir Armand!


- Samedi.

Ma chambre ne me plait plus, je m'ennuie. On a mis un petit sapin de Noël sur la commode, c'est d'un ridicule en plein mois d'aout! Et puis, on a disposé sur le mur des photos de gens que je ne connais pas. Je vais demander à Armand de faire partir tout ça, et que Antoinette parte avec!


- Mardi.

Marie-France est malade. Je ne sais pas si c'est un ami à elle, ou quelqu'un de sa famille, mais voilà que je vois un grand homme à la peau noire qui rentre chez moi. J'ai hurlé et j'ai donné des coups. Finalement, il est parti quand j'ai appelé Armand à l'aide. Heureusement, Antoinette est là pour m'aider. Je sais qu'elle m'aime très fort.


- Mardi.

J'ai regardé par la fenêtre, je ne reconnais rien, ils ont sans doute fait des travaux. Antoinette et Marie-France viennent avec un gâteau, pour me souhaiter... mon anniversaire! Elle est forte celle-là. Je suis née en novembre, ou en février, mais certainement pas en juin!

Bon, d'un autre côté, je ne peux pas empêcher les gens de m'aimer...


Le même jour, l'après-midi, je dormais après le déjeuner, soudain des gens sont entrés dans ma chambre! Un homme, pas très jeune, assez vilain, une femme un peu vulgaire, et une petite fille. L'homme avait un bouquet de fleurs. La petite fille voulait m'embrasser. J'ai crié très fort. Au bout d'un moment ils sont partis. L'homme pleurait..

Des fous! Des fous rentrent chez moi et Armand ne fait rien!


- Lundi ou jeudi. (???)

Marie-France est venue dans ma chambre pour me parler d'une maladie, une épidémie. Il faut qu'un médecin me fasse une piqure. Il viendra demain. Le même qui était venu sans que je le demande. Ca va durer longtemps ce défilé d'inconnus dans ma maison? Je pense que c'est Antoinette qui les fait entrer. Cette fois elle a gagné, je vais la faire mettre dehors par Armand.

Je suis sortie de ma chambre, j'ai croisé des gens que je ne connais pas, des vieux qui ont l'air malades, des inconnus. J'ai rencontré une femme habillée comme Marie-France. Elle veut que je retourne dans ma chambre. Je veux voir Armand. Je veux descendre au salon, il est en bas, il m'attend! Il m'aime tellement. Et mes parents aussi. Bien trop d'amour pour moi toute seule. Bien trop…

 

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La jeune auxiliaire de vie se dirige vers l'ascenseur au moment ou la porte s'ouvre. Elle laisse passer le chariot avec les plateau-repas.

- "Antoinette! C'est toi qui remplaces Marie-France aujourd'hui?"

- "Oui Salima, Marie-France est avec sa famille aujourd'hui, elle a pris ses RTT" lui répond Antoinette avec un fort accent réunionnais.

- "Dis-moi, je n'ai pas l'habitude avec ceux du 2ème... Il y a madame Montreux qui veut absolument descendre. Elle mange en salle ou dans son lit?"

- "La pauvre madame Montreux n'a plus sa tête, elle mange dans sa chambre, sinon elle essaye de sortir par l'entrée. Je vais te donner son plateau"

- "Elle a demandé à parler à son fils, Armand, celui qui est venu l'autre fois. Qu'est-ce que je fais? Je lui téléphone pour laisser un message?"

- "Oh la la! Le pauvre Armand, ce n'est pas son fils, c'est son mari! Ca fait 20 ans qu'il est décédé. T'inquiète pas, je vais aller m'occuper d'elle, j'ai l'habitude..."

 

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Cher journal...

 

J'attends Armand, il ne va pas trainer, je sais qu'il va venir. Je ne sais plus où je suis, mais la chambre est jolie. Sur un fauteuil, il y a une poupée. Je m'appelle Abigaëlle. Mon prénom est gravé sur un médaillon que je porte autour du cou...

 

(En hommage aux personnes touchées par la maladie d'Alzheimer. En particulier celles qu'il m'arrive de croiser, les yeux perdus dans leur monde)

 

LeSongeur 2009

 

(Le texte sur Auféminin.com...)



22/02/2010
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