LE SONGEUR EN CHIMERIE

LE SONGEUR EN CHIMERIE

MON CONTE DE NOEL (1)

Les premiers flocons de neige viennent s'écraser sur la vitre.

Quand on vit à Paris, la neige perd vite tout son charme, elle coule rapidement en boue grise. Là c'est sur ma fenêtre que ces merveilles cristallisées se mettent à pleurer leur rimmel en sombres coulures. Je me penche un peu, comme quand j'étais enfant, j'essayais jadis de voir si en me concentrant je verrais les cristaux admirablement formés. Je refais le même geste, je me concentre sur un flocon qui mollement se pose sur la crasse, alluvions de quelques mois d'air parisien. Presque instantanément il fond, ne laisse qu'une minuscule goutte d'eau qui s'ajoute aux autres.

A travers ces gouttes, je vois clignoter les lumières des arbres de Noël, de l'autre côté de la rue, de l'autre côté du monde, chez les "heureux". J'ai toujours eu l'impression que les Noëls des autres étaient mieux que les miens. J'ai toujours vu les autres festoyant à la manière d'un dessin de Norman Rockwell, avec l'oncle Albert qui, déguisé, vient dans son costume de Père Noël de pacotille, apporter des palettes de cadeaux enrubannés de mille couleurs.

J'ai toujours été jaloux de ces Noëls, de ce bonheur.

Pourquoi? Parce que, ayant perdu mon père à l'âge de 8 ans je n'ai connu que des Noëls faits de pitié, de "mon pauvre petit", de messes basses entre adultes qui me regardaient comme si j'avais la peste.

Oh ma mère n'était pas mauvaise femme, loin de là, elle essayait de "décorer" Noël, de "cuisiner" Noël, de "participer" à Noël, mais ce qui manquait le plus, c'était la magie de Noël.

Le truc qui fait que les yeux des petits garçons brillent. Le truc qui fait qu'on laisse un choco BN sur la table près du sapin, juste pour Papa Noël. Le truc qui fait qu'on remonte les couvertures sur son nez, qu'on plisse les yeux, qu'on lutte contre le sommeil, juste pour voir l'ombre du gros bonhomme sur le mur du couloir, et ses gestes qui déposent des cadeaux.

Alors, sautant du lit, on se précipite, tirant sur le bolduc d'or, déchirant la boite qui vomira ses briques de Lego, le visage mangé par un grand sourire, le regard pétillant tourné vers les parents qui par un pur hasard ne dormaient pas encore et qui parlent d'un gros homme en rouge qui vient juste, juste, de partir par la cheminée...

Voilà les souvenirs que je n'ai pas, que je m'invente, pieux mensonges qui me fait croire que je suis comme tout le monde, juste un gosse qui a cru en Noël...

J'ai toujours détesté les Noëls, tous sauf un.

J'avais une grand-tante qui habitait en Provence, pas loin de Draguignan, à Châteaudouble. Elle vivait en plein coeur de la galaxie familiale, petite araignée de 87 ans au centre d'une toile aussi incroyable qu'internet. A côté d'elle, les services secrets ou la mafia auraient bonnes mines, au moindre malaise, la plus petite chute de tension, ou un nouveau bébé d'un arrière-arrière-cousin, et c'était tout la famille au grand complet qui était prévenue!

A chaque anniversaire, baptême, communion et autres cérémonies, sa grande maison cernée par les cigales était envahie par 20 ou 30 personnes.

Pour moi c'était "Le château de ma mère" de Pagnol, mais avec aux commandes une grand-tante aux joues piquantes. Une grande maison aux fenêtres donnant sur le Bois des Prannes dans laquelle j'aimais me cacher, sous les lits de bois d'olivier, sous les tables à napperons, le nez au ras des jupons.

Il va sans dire que revenir là-bas, invité pour Noël, me fait le plus grand des plaisirs.

C'est la première fois que je vois les champs de blé, souvent brulés par le soleil ou les hommes, cette fois couverts de neige. Même les mas aux briques dorées par l'astre en permanence, qui donnent l'impression de cuire à petit feu dans un four géant, semblent pitoyables et incongrus sous la blanche étendue et les stalactites de glace.

Cet hiver n'a jamais été si rude, tout le monde le dit. Aux informations, on parle de gens bloqués, d'électricité coupée par des câbles qui se brisent sous le poids de la neige, de vagabonds et de sans domiciles qu'on retrouve les mains près de la bouche, tentant d'un ultime souffle de réchauffer des doigts où le sang ne coule plus.


Les bêtes doivent être rentrées, le journal en parle, un homme a trouvé son cheval congelé debout dans son champ, un autre c'est son chien, figé dans sa niche, mort dans son sommeil.

L'avancée de l'hiver est telle une invasion, occupant tous les postes, désarmant l'ennemi, pendant que ses futures victimes, pareilles à l'agneau couchant près du loup, préparent inconscientes leurs rutilantes fêtes.

Voilà ce que je pense, amer, alors que je regarde le paysage qui défile derrière la vitre du train.

Il y a si longtemps que je ne suis pas revenu au pays du Dragon, cette ville où les légendes se racontaient au coin du feu les soirs de veillée.

Ce soir ma grand-tante, qui me semble avoir bien perdu au moins vingt centimètres de haut, a tout fait pour perpétuer la tradition de Noël, mais le vieux Pépé qui racontait les histoires au coin du feu n'est plus là depuis longtemps.

Je me souviens, on s'asseyait par terre, sur les tomettes fraîches, qui étaient vite réchauffées par nos derrières d'enfants. On écoutait Pépé dont la moustache blanche semblait danser dans la lueur du feu. Il nous parlait de la vache et de l'âne qui prenaient voix humaine lorsque sonnait le Noël, qu'enfant il allait la nuit dans les champs, en sabot, essayer de surprendre les bêtes raconter leurs secrets.

Couchés dans la neige, avec la Marinette ou le Jacquot, ils étaient à l'affut des fées qui viennent poser le givre sur les branches de houx. Le Maufait pouvait vous attraper à la croisée des chemins, quand aucune croix des Rogations n'était présente. Il fallait alors se signer, dire "Par Dieu, va t'en maudit diable, je ne crois pas en toi" et pisser sur la première bestiole venue qui aurait surement été une incarnation du démon.

Combien de crapauds ou de hérissons, voir de simples limaces ont dû détester ce contre enchantement!

Et puis, dans le bois de Siouné, pas loin de La Colle de Breis, il y a la pierre tournante, celle-ci, posée au sommet d'une petite pyramide de pierres plus petites, se met à tourner trois fois sur elle-même au moment de la messe de Noël. C'est vrai, le Victor de Trigance l'a vu une fois! Même que cette pyramide, c'est en fait une tombe, celle de Saint-Jean ou de Saint-Paul, ou peut-être du chien de Saint-Marcel... Mais en tout cas, le Victor l'a vu tourner, enfin il parait...

Et puis, comme il est mort en 14, il ne peut plus en parler le Victor...

Le Pépé non plus ne peut plus en parler, mais j'ai encore sa voix au fond du coeur.

C'était lui qui coupait le plus grand arbre, en tirait la plus grande bûche, la plaçait dans l'âtre, cousait le cul de la plus grasse des oies, bien remplie de pommes, de raisins des vendanges tardives, et de pignons de pin. Il l'enfournait sur le vieux tournebroche et les flammes venaient griller sa peau faisant monter dans la pièce une délicieuse odeur.

Alors le Pépé prenait deux verres à alcool, dépareillés et ébréchés, "parce que ceux-là, ils sont bien culottés comme ma pipe". Il servait une "grande goutte" pour lui, et une "petite goutte" pour moi, "parce qu'à 12 ans on est un homme". Alors pendant que je toussais, m'étouffais sous le distillat de prune qui devait dater de 1870, il me faisait des tours de passe-passe, donnait vie à une serviette de table qui se transformait en lapin de tissu, habile marionnette, et surtout, me parlait de ce père que je ne connaissais pas.

Son Noël devait être tout aussi pénible que le mien, entre deux guerres, des privations, des maladies. Aussi pénible, non, finalement bien plus pénible que le mien. A l'époque, il cassait la glace du broc à eau, pour se laver le bout du nez, enfilait un calot et des godillots de carton bouilli, pour aller avec les autres enfants de l'Assistance sous le sapin que le Père Morin avait fait dresser.

Leur seul cadeau de Noël? Une mandarine, précieux trésor qui semblait encore parfumé de tropiques. Parfois pour les plus sages un pain d'épice en forme de Père Noël ou de Saint Nicolas. Pour les autres, juste une image, un bon point, ou quelques mots imprimés sur un carton de couleur: "Je me tais quand le professeur parle" ou "Je ne joue pas avec l'encre de mon porte-plume".

Et parfois, ceux qui n'avaient pas assez respecté ces sages conseils, comme cadeaux, recevaient quelques coups de badine...

Ils avaient le même âge que j'avais.

Et soudain mes Noëls passés et futurs me semblaient bien agréables.

J'ai toujours pensé que mon grand-père en rajoutait, qu'il me racontait sa version des Misérables, pour la rendre plus théâtrale. Mais quand il parlait de ce fils, qui n'était pas le sien, qu'il avait adopté après de longues démarches, je voyais ses yeux se détremper de grosses larmes alors qu'il se tournait pour remettre une poignée de serments dans le feu. J'entends encore les bruits crépitants du feu qui se confondent avec le claquement sec des badines...

C'est mon grand-père qui, le jour de mes 18 ans, et quelques mois avant de s'en aller "baiser le ciel" selon ses propres paroles, m'a avoué le secret de famille: Mon père n'était pas mort, comme tout le monde me l'avait raconté, il était juste "porté disparu", il avait déserté je ne sais plus quelle guerre pour laquelle il ne voulait pas se battre, il avait été recherché mais en vain...

Le vin chaud que me tend ma grand-tante me tire de mes souvenirs, elle m'ébouriffe les cheveux de la main, comme quand j'étais gamin, "Petit rêveur va! Un jour il va nous ramener la lune le p'tiot!", c'est ce qu'elle disait toujours.

Puis, pendant que tout le monde s'affaire pour l'aider à préparer le repas, elle sort la bougie de Noël de son papier gaufré, l'allume d'une main tremblante, se signe, et la pose sur la table.

Je regarde des siècles de traditions, de coutumes, passées de mères en filles.

Chacun pose une assiette, un verre, prépare les 13 desserts. La table se couvre de fruits, de dattes, de figues, de clémentines juteuses, de châtaignes grillées, de nougat noir, de miel de sapin, d'amandes, de fougasses à l'anis et de pompes à huile, de montagnes de calissons d'Aix, de pâtes de fruits et de confitures, et de petits cadeaux pour les enfants.

On a dressé la table, il y a une assiette pour chaque invité, plus une pour le parent décédé ou pour le vagabond. J'ai toujours connu ça. Je sais que ma grand-tante a déjà, par le passé, invité un type un peu simplet qui faisait la sortie de la messe.

Simon, je viens de me souvenir de son prénom. Un pauvre gars qui avait chopé une maladie qui lui avait bouffé le cerveau, ou un truc comme ça. Il était clerc de notaire avant. Il était venu partager "le gros souper" avec nous, deux ou trois fois je crois, du temps où ma grand-tante allait encore à la messe de minuit. Il repartait les poches pleines de fruits secs, et avec une bouteille de rhum qu'il vidait le lendemain.

Je crois même que c'est ce qui l'a tué. Un jour, le lendemain de Noël, on l'a vu flotter sur la Nartuby, le visage tourné vers les truites, les cheveux pleins de gel, les poches sans doute encore pleines de dattes et de calissons.

Depuis, j'ai surtout pensé que cette place "d'honneur" revenait à mon grand-père. Je le voyais manger avec nous, découpant des doigts la grasse fougasse, la trempant comme un gosse dans le pot de miel luisant, se faisant engueuler par ma grand-tante.

Mais ce soir, un SDF a demandé l'asile, "invité" par une des femmes de la mairie qui s'occupe des papiers de ma grand-tante. Elle s'occupe aussi des Restaurants du Coeur ou de la Croix-Rouge, et essaye tant bien que mal de trouver un endroit pour empêcher que ses protégés crèvent de froid dans les rues.

Et du coup nous héritons de ce grand type maigre au visage mangé par une barbe qui me semble pouilleuse. Il n'a pas l'air bien méchant et essaye même d'aider à mettre la table, mais pour moi, et je pense pour d'autres, c'est un étranger catapulté là comme un chien dans un jeu de quilles.

Ma grand-tante est aux petits soins avec lui, comme elle le faisait avec Simon, trop contente de faire sa bonne âme charitable et de gagner assurément sa place en Paradis. Elle lui sert un verre de cherry, lui demande où il va, d'où il vient, s'il a des amis, de la famille. L'homme est taciturne, évasif, seul le cherry à l'air de lui faire plaisir, il a travaillé au port, à Saint-Raphaël, il vient de Corse, de Monastir, d'ici ou là. Il va en Belgique, ou en Allemagne, trouver du boulot, un foyer, des copains.

Plusieurs membres de la famille se mettent à chanter, des chants de Noël bien sûr, des cantiques. Les enfants commencent à bâiller.

J'ai surtout pris de la soupe, je n'ai plus vraiment le goût pour les sucreries. Et surtout je me resserre du café, car la chaleur du feu commence à m'endormir.


Alors ma grand-tante me parle de mon grand-père. Elle se lève, va jeter des pommes de pin et les écorces de clémentines dans le feu. Replace la couverture qui est sur le fauteuil depuis de longues années. Elle a envie de me parler de lui.

Lui qui a remplacé le vrai père de mon père, lui qui a remplacé mon père, lui qui a remplacé son mari, oh juste de façon platonique bien sûr, mais quand même il était toujours là, toujours remplaçant les autres.

Moi aussi je lui parle, de mes voyages, de mes drames, que j'aimerais trouver quelqu'un qui remplace toutes les personnes disparues de ma vie.

Que je veux compléter un puzzle auquel il manque trop de pièces.

Je parle de celle qui est partie, de celle qui a disparu, de celle qui nous a quittés, de ma mère aussi, de mon père qui pour moi est une équation impossible à résoudre. Qu'il me manque, que je voudrais l'engueuler, le pardonner, l'aimer, le fuir. Que je n'arrive même pas à savoir si c'était un mec bien ou un salaud. Que je ne me souviens même plus de son visage, ma mère ayant brulé toutes ses photos.

Alors, le vagabond me regarde, et je vois des larmes couler sur ses joues, se perdre dans sa barbe, je vois de sombres coulures faites de sel et de crasse, comme le flocon sur ma vitre, le rimmel de la vie.

Et à ce moment précis, ma grand-tante et moi comprenons que cet homme qui se tient devant moi, c'est mon père.

 

 

LeSongeur 2009

 

(Le texte sur Auféminin.com...)



21/02/2010
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