FORTUNE COOKIES
Dans le très honorable et très petit village de Yuanzhaï, un bébé voit le jour couvert de sang et de grains de sésame. Sa mère a perdu les eaux alors qu'elle faisait des Re Gan Mian pour le repas du soir, le bol plein de sésame s'est envolé quand une main sur son bas ventre elle a essayé d'aller vers la fenêtre pour appeler son mari et ses cousines. Qu'importe les grains de sésame teintés de rouge, le bébé est fort et beau, et très vite selon la tradition son berceau est décoré d'oeufs peints de carmin, de rubans, de fruits séchés et de pièces brillantes. On lui donne le joli et prometteur prénom de Cai, ce qui signifie fortune en Chinois, nous sommes le 12 mai 1884, il fait très beau dans la province du Hunan.
Wang Cai va grandir, bercé par les légendes et les exploits d'un homme qui est né dans le même village que lui, le grand Yuan Shikai. Ne dit-on pas qu'enfant il avait tué un boeuf d'un coup de poing? Ne dit-on pas que l'empereur l'a personnellement choisi pour devenir son représentant, à la fois ministre et ambassadeur? Ne dit-on pas qu'en Corée, devinant que les Japonais allaient attaquer il sauva des milliers de soldats par un repli stratégique? Ne dit-on pas qu'il réprima la rébellion des "Boxers" grâce à ses réformes au sein de la police?
Oui, quand on a 18 ans un homme comme le grand Yuan Shikai est véritablement un exemple.
Et même si de sombres complots se trament, même si on dit ceci dans les palanquins d'or, même si on répète cela dans les maisons de thé où chantent des milliers d'oiseaux. Même si le grand Yuan Shikai a failli perdre sa tête sur un mot de l'empereur, même s'il part plusieurs années en retraite forcée le temps de se faire oublier, Wang Cai, comme son père, aime Yuan Shikai qui pour eux est le représentant officiel et permanent du village de Yuanzhaï, le village des Yuan, leur village.
C'est justement l'année où l'empereur Guangxu meurt que Wang Cai rencontre une jeune fille au teint de lait, son prénom veut dire "Nuage" et ses mains sur son bras sont aussi légères que les pattes d'un rossignol.
C'est l'année d'après, précisément quand Yuan Shikai part en "retraite", que Cai donne à Wen son premier baiser. La joue de la jeune fille est douce, un peu froide à cause de l'hiver, et elle sent l'orchidée. Quand on est amoureux et qu'on a 25 ans, la politique devient bien moins intéressante...
Les années passent sur le comté du Xiang Chen, et les poissons-chats qui ronronnent dans les eaux vertes de la rivière bordant le village de Yuanzhaï ont vu naître bien des enfants, ils viennent jouer au cerf-volant, ou avec des diabolos chantants, et des banderoles de papier sur lesquelles on voit des dragons dessinés. Mais de mémoire de poisson-chat, on n'a pas encore vu de petit Wang venir jouer avec des cerceaux de bambous ou des balles de tissu coloré..
En 1915, Wang Cai fronce les sourcils, Wang Wen a le teint encore plus pâle que d'habitude, les nouvelles sont colportées de village en village, c'est écrit partout, et même les poissons-chats sont au courant. Celui qui est à la présidence, le grand Yuan Shikai veut devenir empereur! Enfin, ce n'est pas clair, on veut qu'il devienne empereur, d'autres ne veulent pas, lui même n'est pas sûr de vouloir, et la tempête dans un verre de saké se transforme en chaos général. Profitant de ce chaos Yuan Shikai s'autoproclame Empereur de l'Empire Chinois et restaure une monarchie depuis longtemps bien oubliée...
Sur le moment, Wang Cai est plutôt content, son idole est devenue l'égal des dieux, il est à la plus haute place dans son uniforme rutilant d'or et de décorations diverses, mais très vite le paysan qu'il est se rend compte que tout n'est pas pour le mieux dans le meilleur des empires. Des provinces proclament l'indépendance, les soldats sans soldes refusent de se battre, des insurgés se dirigent vers le palais, et même les Japonais menacent d'envahir le pays pour mettre tout le monde d'accord.
Et puis, la vie en Chine à cette époque n'est pas vraiment agréable, et puis, madame Wang aimerait voyager, connaitre d'autres horizons, et puis le riz pousse mal dans la région de Chenzhou, et puis, dans quelques mois, il y a un bateau qui va partir pour un pays lointain, un étranger échange tous les biens et maisons contre une place pour le paradis des Amériques...
Et puis, quelques mois plus tard, le très affaibli et fatigué Yuan Shikai meurt après avoir renoncé au trône. L'époque dite des Seigneurs de la guerre commence, et avec elle une lutte pour le pouvoir où monsieur Wang Cai, paysan, n'a pas sa place.
Alors, voyant que la situation devient explosive, Cai et Wen emportent le minimum, et quittent leur village sous le regard morne des poissons-chats.
Aout 1916, la traversée en bateau a été terrible, l'étranger a non seulement voulu la maison, mais aussi les bijoux de madame Wang, et même ses affaires de toilette, en particulier ce petit peigne de laque rouge qu'elle tenait de sa grand-mère, C'est donc les cheveux au vent qu'elle et son mari, sans un yuan en poche, atteignent le port de Long Beach, et quelques mois de galère après, ouvre un restaurant / blanchisserie / marchand de tabac dans un quartier minable de Los Angeles.
Le paradis finalement, c'est de se faire cracher dessus dans la rue, de se faire voler son argent ou de ne pas être payé pour le travail effectué, c'est aussi des poubelles qui sont souvent renversées la nuit devant la porte du restaurant / blanchisserie, monsieur Wang ayant arrêté de vendre du tabac. Trop de clients crachaient leurs chiques directement dans les assiettes des clients du restaurant et de toute façon on lui faisait payer le tabac plus cher qu'il ne pouvait le vendre.
Alors, monsieur Wang apprend à faire la cuisine et madame Wang fait des reprises de vêtements, de la confection, de la coiffure et garde les enfants, ils n'ont souvent que quelques heures de sommeil pour récupérer.
En 1918, la grippe espagnole arrive aux États-Unis, et on dit que les Chinois en sont responsables, à cause des saletés qu'ils donnent à manger à leurs porcs, et parce qu'ils mangent chats, chiens, et rats. Alors de temps en temps, on pend un chinois, ça ne soigne pas la grippe, mais ça soulage.
Pour Monsieur Wang et sa femme, c'est une période vraiment terrible, non seulement ils sont encore plus détestés, mais plus personne ne vient manger au restaurant.
Alors monsieur Wang s'adapte, il s'américanise, il transforme des recettes chinoises à la sauce yankee. Le boeuf sauté à la sauce aigre douce se transforme en roasted beef à la texane. Il distribue des cartes avec le menu, il embauche un livreur bien blond du Vermont, avec des taches de rousseur 100% américaines. Son idée est de livrer ses plats à domicile. Le gamin est pétant de santé, les plats n'ont rien de chinois, et aucun risques quand on est chez soi de choper une saloperie de grippe étrangère.
Et cette idée marche, de Kohler Street à Wilde, et même à Merchant Street qui en a vu d'autres, tout le monde s'arrache les plats que porte le petit livreur à bicyclette. Du coup, monsieur Wang engage un deuxième livreur, un petit hispanique, et curieusement, Cai ne sait pas pourquoi, mais les ventes marchent un peu moins bien avec lui. Monsieur Wang vient de découvrir qu'il n'est pas nécessaire d'être chinois pour ne pas plaire dans ce pays.
En 1920, monsieur Wang, grâce au bouche à oreille chinois, apprend qu'un de ses confrères et néanmoins compatriote, lui aussi établi à Los Angeles, a eu l'idée de s'inspirer des Yuebing, les gâteaux de Lune, pour confectionner des petits cakes avec une phrase de Confucius glissée à l'intérieur.
On dit que pendant la guerre les espions chinois faisaient passer des messages secrets en se servant de ces gâteaux. L'idée est séduisante, faire un cadeau, en fin de repas, un gâteau à emporter, à partager, et en plus une pensée du grand philosophe. Mais à l'usage, le papier est sali par le jaune d'oeuf au milieu du gâteau, ce n'est vraiment ni joli, ni pratique, en plus certains clients pourraient carrément manger le papier sans le savoir!
Alors pendant deux ans monsieur Wang réfléchi, et il fait des tests, des tests, et encore des tests. Et un jour de 1922, il mélange 40 grammes de farine, et autant de sucre glace, 30 grammes de beurre et 2 blancs d'oeuf, quelques gouttes d'essence de vanille, il fait cuire doucement des sortes de langues de chat, puis plie et replie, et il obtient un gâteau léger, croustillant, parfumé, et surtout creux, dans lequel lui aussi il peut mettre une citation. L'affaire marche bien, oh bien sûr il a un peu adapté au bout d'un an les citations de Confucius, là aussi il a fallu "américaniser", de "Celui qui ne progresse pas chaque jour, recule chaque jour" on a maintenant "Un Texan qui ne progresse pas chaque jour, recule chaque jour" ou mieux: "Confucius voit les Los Angeles Angels gagner le mois prochain!".
Les "Fortune Cookies" viennent de voir le jour, et vraiment ça plait au public.
Du coup, en 1925, monsieur Wang doit s'agrandir et embaucher plus de personnel, et enfin madame Wang peut se reposer un peu plus, surtout qu'elle en a besoin car elle tombe enfin enceinte.
Le 15 janvier 1926, monsieur et madame Wang sont heureux de vous annoncer la naissance de leur fille Yin, en raison de cet événement, réduction de 10% sur les produits vapeurs et Dim Sun (Wonton, Siu Mai, rolls et nems)
Le temps passe sur cette famille heureuse, la petite Yin court partout dans le restaurant, en grandissant elle apprend la cuisine de son père, et quelques années plus tard, elle apprend aussi à se défendre du haut de ses seize ans quand on la traite de Japonaise.
A cause de Pearl Harbor, encore une fois, la famille Wang doit faire profil bas dans un pays qui n'est pas le leur.
Le temps passe encore, et dix ans après, en 1952, monsieur Wang Cai s'endort après un repas un peu trop copieux, il s'étouffe avec le nougat chinois qu'il était en train de manger, à 68 ans et quelques grains de sésame collés au coin de la bouche, il va rejoindre Yuan Shikai et tous ses honorables ancêtres.
Voilà toute une série d'événements qui, gais ou tristes, forment ce que nous appelons la vie. Ces événements aussi doux et amers que le boeuf rôti à la texane de monsieur Wang vont déplacer encore d'autres ailes de papillons, changer des vies, avoir des influences.
Inexorablement les plaques tectoniques de l'histoire se déplacent en silence.
Et désormais, notre héroïne est madame Wang Yin, fille de feu monsieur Wang.
A 26 ans, elle se retrouve à la tête du restaurant, et ce qui n'est pas facile pour un homme à la peau dorée, l'est encore moins pour une femme à la même peau dorée. Mais Yin a du courage à revendre, elle n'est pas une Wang pour rien, le sang des habitants de Yuanzhaï coule dans ses veines. Alors pour commencer, elle va changer le nom du restaurant, elle va déposer une marque, un nom, une enseigne, presque un blason: "Mama Wang" c'est court, net, précis, un hommage à sa mère.
Elle va aussi changer la carte, revenir à des plats plus traditionnels, on approche des années 60 et il est temps de s'imposer, qu'on soit chinois, hippy, ou militante pour les droits de la femme. Elle veut aussi trouver un mari, et pas un feignant, pas un ivrogne, ni un joueur de Mahjong! Et elle va le trouver, en 1962, lors du mariage d'une cousine d'un ami du frère de la soeur d'untel. Il s'appelle Fan-Jiang Shen, il est très beau, il travaille comme imprimeur et le plus important, ils s'adorent.
De leur union, deux ans plus tard, va naître Zhou, un gros bébé de sexe masculin. Grand-mère Wen ne profitera pas longtemps de son petit-fils car dans son sommeil elle va bientôt rejoindre Cai.
Mama Wang va durant les années suivantes se lancer dans l'import-export, créer deux autres restaurants franchisés, l'un à Santa Barbara et l'autre à Bakersfield. Elle a aussi fait construire dans Sacramento Street une fabrique de Fortune Cookies, les petits gâteaux à prédictions ou citations que son père a inventés. Ces boites sont vendues et expédiées dans 35 états et dans plus de 1200 restaurants. Mama Wang a même acheté un salon de coiffure et une boucherie chinoise, bref, l'affaire marche bien et Yin la dirige d'une main de fer.
Pendant ce temps, le gros bébé Zhou est devenu un gros enfant, puis un gros adolescent, ce n'est pas de sa faute, il a un problème hormonal, c'est comme ça. Mais comme pour justifier le regard des autres, Zhou depuis sa tendre enfance ne s'arrête pas de grignoter.
Et comme s'il voulait se donner le mauvais rôle, il est paresseux, il ne fait rien. Et comme pour beaucoup d'enfants, cherchant les coups de pied au derrière qui pourraient les motiver, sa mère fait tout le contraire en couvant son gros poussin comme l'enfant roi et héritier en puissance de l'entreprise Mama Wang. Le fait que son père, adultérin, divorce un jour de sa mère n'arrange rien.
Ce que Yin gagne, Zhou le dépense. Si Zhou casse quelque chose pour attirer l'attention, sa mère lui donne des bonbons pour le consoler. Et plus les imbéciles le traitent de gros, plus Zhou va manger pour se punir, punir sa mère, et punir le monde entier.
Le pauvre Zhou est un grain de sable, il s'en rend compte, en joue, en abuse. Et le destin adore les grains de sable, petits ou gros.
Plus Yin avance en âge, plus elle voudrait que Zhou la seconde, l'aide, la remplace, mais le pauvre Zhou fait mal et les affaires baissent, un troisième restaurant qui devait s'ouvrir à San Diego ne verra même pas le jour, et celui de Bakersfield bat de l'aile. Zhou est incapable de gérer toutes les affaires de sa mère, seule la fabrique de gâteaux lui plait. C'est bientôt le restaurant de Santa Barbara qui est racheté par un autre groupe, et avec l'argent de la vente on essaye de maintenir le salon de coiffure hors de l'eau.
Mais à l'approche de la soixantaine, Mama Wang est désespérée, son fils qui n'a toujours pas de femme dans sa vie, est incapable de gérer l'entreprise, et dépense tout son argent en bijoux, chaines et bagues qui le font ressembler à une boule de discothèque.
A 73 ans, à l'aube de l'an 2000, suite à des problèmes de santé, madame Wangshi-Yin doit céder le contrôle de la société à son fils et aux quelques rares associés qui restent. Le papillon bat encore des ailes et même si les poissons-chats s'en moquent, nous allons voir que les événements peuvent encore bien changer à des milliers de kilomètres de là.
Un an après, il ne reste de la société d'import-export, restauration, et coiffure Mama Wang que l'usine de Fortune Cookies et de soupe instantanée. Zhou a bradé le restaurant de son grand-père pour une bouchée de pain et s'est empressé d'acheter une Ford Sport Ka dans laquelle il a un mal de chien à entrer et sortir, du coup sa mère, de sa maison de retraite coupe définitivement les relations avec lui.
Le personnel de la fabrique tourne au ralenti, comme la recette et le nom ont été mal protégés plusieurs autres sociétés fabriquent elles aussi ces fameux Fortunes Cookies, et bien sûr Zhou a été obligé de se défaire de nombreux employés.
Il a acheté un ordinateur et s'occupe lui même de la fabrication des étiquettes, du stock, de la gestion, et des commandes, bref son petit univers c'est son grand bureau avec plein de tasses de café vides, des emballages de pizza, des tonnes de bouts de papier couverts de citations de Confucius, et son ordinateur flambant neuf.
Mais le sang des Wang n'est pas complètement évaporé dans ses veines, l'âme des Yuan persiste encore quelque part, l'esprit d'initiative qu'ont eu, à la fois sa mère et son grand-père est là, et sans oublier le grand Yuan Shikai (qui quand même du haut de son nuage se demande bien quel rapport il a avec cette affaire de gâteaux...)
Zhou a une idée, un projet, quasiment pour la première fois de sa vie, il voudrait prendre le marché international. Puisqu'aux États-Unis, le marché est perdu, alors il reste l'Amérique du Sud, l'Italie, l'Espagne, la France, l'Angleterre, etc, tous ces pays où il y a des milliers de restaurants chinois prêts à acheter des boites de Fortune Cookies Mama Wang. Bien sûr, pour chaque pays il faut adapter, les Wang savent le faire et même s'il porte un autre nom, il en fait partie quand même.
En effet, il faut traduire, modifier les citations de Confucius ou les pronostiques de sport, en Italie Confucius va vanter les victoires de la Juventus, ou du Bayern en Allemagne.
Et pour cela, Zhou utilise internet, il se fait des relations dans le monde entier, il va sur les forums chinois, pose des questions, échange des phrases en chinois contre des mots en espagnol ou en anglais...
Au début c'est très aléatoire, il faut vérifier à deux fois, un chinois de Pescara lui a bien donné un "Vaffanculo stronzo, faccia di merda, staccati la testa e ficcatela nel culo." comme traduction à une citation de Confucius sur la lanterne qui éclaire le chemin parcouru... On imagine assez bien l'italien moyen qui à la fin de son repas, cassant son cookie, serait tombé sur cette traduction digne de Tony Montana dans Scarface.
Tout cela nous amène doucement au printemps 2005, le papillon vient se poser sur le clavier de l'ordinateur d'une petite fabrique de gâteaux dans un quartier industriel de Los Angeles.
Il est assez tard, Zhou tout en sirotant son moka double crème pékan flavour recherche un correspondant Français, et il le trouve sur un forum d'amitié franco-chinoise. L'homme est sympa, parle très bien le français et le chinois, il a le même âge que Zhou, 41 ans, et travaille dans une librairie asiatique du Chinatown Parisien.
Zhou lui demande de l'aider et son interlocuteur accepte sans problème. Alors parmi les citations de Confucius et les pronostiques de sport, Zhou a choisi une belle phrase d'un poète chinois du XVIIéme, Wang Wei, encore un Wang, ou plutôt "une" car c'est une poétesse, ancienne prostituée.
Et très gentiment, l'interlocuteur tape la traduction et envoie le mail. Instantanément, à 9090 km plus loin, la traduction s'affiche sur l'écran de Zhou, qui remercie chaudement son correspondant.
Alors Zhou ouvre son Word et laissant le mail ouvert sur son bureau, entreprend de recopier lettre à lettre les traductions, alors qu'il aurait été plus simple de faire un copié-collé.
A un moment son gros index ripe sur la touche "B" pour atterrir sur la touche "V", ce n'est rien, juste une lettre, cinq millimètres d'écarts, mais notre papillon du destin bat des ailes de joie.
Une fois mis en page les petits textes sont imprimés et demain pourrons être placés dans les cookies pour être envoyés. Zhou aspire le fond de son café, se lève, laissant l'ordinateur allumé, il ferme son bureau et met bien 10 minutes à essayer de rentrer dans sa voiture.
Le lendemain, les ouvriers font cuire les gâteaux et une machine place automatiquement les messages dans les gâteaux qui sont ensuite pliés, emballés et étiquetés. Puis, pendant que le directeur, monsieur Fan-Jiang Zhou dort du sommeil du juste, les cartons de gâteaux sont empilés, emportés, chargés, et s'envolent vers des pays lointains.
En septembre, Paris est encore chaud du soleil d'aout, il fait bon flâner dans les rues, et regarder les jolies filles. Après tout, c'est pour le monde entier la capitale de l'amour. Et justement, Cupidon, un petit papillon sur l'épaule, est en quête de quelques flèches à décocher.
François M. est célibataire, il habite dans le 14e, boulevard Edgar Quinet, il a un ami qui connait une fille qui est la cousine d'un ami du frère de la soeur d'untel, et cette fille est célibataire également.
Alors on arrange, on complote, on organise une rencontre, une "blind date", dans un restaurant du 13e, pas très loin de la librairie chinoise.
Et François y va, il cherche du regard la table où une jeune femme seule doit avoir un signe de reconnaissance dans les cheveux, un joli peigne chinois en laque rouge.
Il trouve et se présente à Virginie F. qui est ni jolie ni moche, à peu près ce que pense la jeune fille de lui au même moment.
Et ils parlent, lui de foot, elle de sa passion pour les peintres flamands.
Et elle trouve que c'est nul de prendre des cuisses de grenouilles à l'ail lors d'un rendez-vous,
Et il pense que le peintre Ambrosius Bosschaert, dont c'est la première fois qu'il entend le nom, lui fout carrément les abeilles, les boules, et les glandes...
Au bout d'un moment, Cupidon est endormi dans un coin, entre les petites ombrelles de crépon défraichi et les bouteilles de Tsingtao poussiéreuses.
François se dépêche de finir son riz cantonnais, recommande une bière, et Virginie une main sous le menton, les yeux en l'air, regarde les mouches danser la rumba des mouches.
"Non merci, pas de dessert, pas de café, l'addition, merci..."
Et le serveur, sympa, apporte à ce couple, qui a l'air de s'amuser autant que deux petits-suisses dans un bocal de cornichons vide, deux petits verres siffleurs de Mei Kwei Lu et une petite assiette avec deux Fortunes Cookies qui viennent de très très loin.
Virginie ne touche pas à son verre, et casse machinalement son cookie, dedans le petit message roulé dit:
"Une image vaut mille mots", elle fait une grimace de lassitude, le froisse et le jette dans l'assiette.
François boit cul sec le verre d'alcool, et casse à son tour le cookie, Virginie le voit froncer les sourcils, puis écarquiller les yeux, devenir rouge, pouffer, et finalement éclater de rire pendant qu'il lui tend son papier, sur celui-ci, elle lit:
"Ne laissez pas la femme qui vous est destinée sur une verge étrangère, »
Elle le regarde, c'est complètement idiot, mais c'est marrant, alors elle rit de bon coeur avec lui, et leurs rires deviennent un fou rire qui fait se retourner tous les clients du restaurant.
Et ce rire, ils l'auront encore souvent, chaque fois qu'ils se reverront, dans un restaurant chinois ou ailleurs, simplement parce que le petit fils de Wang Cai a appuyé sur la mauvaise touche.
En juin 2006, madame Wangshi-Yin, surnommée Mama Wang, comme sa mère, ferme les yeux le jour de ses 80 ans, elle les ferme pour toujours et part les cheveux aux vents, comme sa mère avant elle, sur un grand bateau, où elle va enfin rejoindre ce fameux paradis.
Le lendemain à 9090 km de là, une petite fille ouvre les yeux, ses parents, François et Virginie ont décidé de l'appeler Fortune. La prochaine s'appellera-t-elle kookie?
Loin, très loin, près d'un village en ruine, des poissons-chats essayent de gober les papillons qui frôlent l'eau de leurs ailes poudreuses...
LeSongeur 2010
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