LE SONGEUR EN CHIMERIE

LE SONGEUR EN CHIMERIE

MON CONTE DE NOEL (2) Deuxième partie



Le Chateau du Diable.

(Souvenirs: Mon conte de Noël (2))


----- Deuxième partie -----



Elle s'était endormie seule, en faisant des navettes à la fleur d'oranger, pendant que nous étions à table. La farine maculait son tablier bleu, elle avait un peu de lait dans les cheveux. Elle s'était juste endormie, trop fatiguée de vivre, en plein travail comme d'habitude.

Sur la table, à côté d'elle, un vieux réveil, cassé depuis des années, s'était remis à marcher. J'avais déjà entendu des histoires semblables, là je pouvais le voir par moi-même. J'ai pris le réveil, et je l'ai toujours, il repart dès qu'on le touche, je n'ai jamais eu besoin de le remonter.

Je suis descendu à l'hôtel, soudain la maison me semblait si vide. J'ai eu envie de rester, de voir si je pouvais aider, de ne pas m'enfuir comme je le fais si souvent.

Dans la chambre, le lilas du mur me parle, je n'arrive pas à dormir. Je pense à elle. Encore une partie de moi qui vient de partir. L'homme puzzle...
Je me souviens de la vipère qui était entrée, sifflant sur le carrelage, ma grand-tante d'un coup de pelle l'avait coupée en deux. Ce jour-là, je la voyais comme Saint George terrassant le dragon, alors que les moitiés du serpent se roulaient en tous sens.

Quand mon père est parti, je suis allé vivre un peu d'enfance avec elle, ma grand-mère, et mon grand-père, histoire de laisser ma mère se remettre, s'organiser, et surtout pour diminuer ma peine. Hélas, quelques mois après, c'est ma grand-mère qui nous quittait emportée par une terrible maladie.
Ce soir là, encore une fois, on m'a écarté, préservé. Ma grand-tante m'a fait garder par un ami éleveur qui habitait pas loin de chez elle. J'ai passé la nuit avec des agneaux, tout doux, tout chauds, à la lueur rouge d'une lampe de fiacre accrochée au mur. C'était ma crèche, où dans un demi-sommeil je voyais ces boules de laine me téter les doigts. Un bien beau souvenir, un instant de douceur pour eux comme pour moi. Ce n'est que des années après que j'ai appris pourquoi ils étaient là. Nous étions la veille de Pâques.

La vie est si souvent liée à la mort. Les coccinelles amoureuses volent de façon pataude dans les rayons du soleil. Les lézards vont se glisser entre les pierres à l'arrivée du cortège. La grande tour pose son ombre sur le cimetière. Il a été créé sur les ruines du château, ça donne une atmosphère particulière. Personne ne semble pleurer. Ici on ne pleure pas une mort, elle fait tellement partie de la vie. Et puis il fait si beau, les blés chantent, les habits noirs sont les habits du dimanche. On s'habille pareil qu'on aille enterrer ou faire danser le vin. Ca sent bon, la lavande, la farigoule. Un vieux chien dort au milieu du chemin. Le temps encore une fois semble s'arrêter, à l'heure où les réveils remarchent, curieux paradoxe.

Du coin de l'oeil je vois, un grand homme maigre à l'écart, appuyé contre un olivier. Mon père...

Bientôt la terre recouvre mon bouquet de fleurs des champs, le geste est machinal, on hoche le goupillon, comme si on avait fait ça toute sa vie.
Certains doivent déjà penser au repas, comme si c'était jour de noce.
Le peu d'enfants présents tue leur impatiente en salissant leurs vêtements.

Déjà les voitures repartent et je cherche mon père. Il est là, assis sur un muret, à l'ombre de l'arbre, fumant une cigarette. Les yeux perdus sur la vallée.
Au-delà du bois des Prannes on peut voir Draguignan.

- "C'est con tout ça..." C'est la seule chose que je trouve à dire. Lui répond d'un signe de la tête. Je pense en moi même que nous sommes vraiment doués pour communiquer. Tel père, tel fils dit-on.

Et puis, on parle, sans se regarder, il se raconte, et moi aussi, comme au confessionnal, comme si nous n'étions pas vraiment l'un à côté de l'autre.
De temps en temps je jette un coup d'oeil, sur son visage. Il est rasé, quelques cicatrices marquent ses joues, il est bronzé, j'aperçois quelques rides au coin de l'oeil, quelques cheveux blancs. J'ai envie de l'embrasser.. J'ai huit ans.

Il me parle, de ses nombreux voyages à Alger, où il avait des amis, des clients. Une ville qui lui plait, qui l'attire. Du quartier de la Casbah où il aime se perdre, la médina et ses marchants, les repas et les fêtes. Un de ses amis, Pied Noir, possédait un restaurant, "La Kémia", où il allait manger des poissons farcis, des tajines parfumés, et des Zlabias dégoulinants de miel.

Le patron employait un jeune algérien, Assim, méchamment surnommé "l'idiot" par presque tout le monde. Le pauvre avait été tellement battu par un père adoptif saoul en permanence qu'il en avait perdu un tympan et n'était pas "très malin" comme on disait poliment. Il était très serviable, mais faisait sans le vouloir beaucoup de bêtise. Michel, le patron de "La Kémia" l'avait pris sous son aile, le protégeant des imbéciles prompts à malmener le pauvre jeune homme, il lui avait donné une chambre, à manger, des vêtements, et même un travail.
Il était responsable de "Bichon", un âne gris aux oreilles plucheuses qui servaient à monter les jarres d'olives ou de vin qui provenait du port, il servait aussi un peu en salle quand une serveuse était malade.
Mon père aimait Michel et Assim, ils étaient devenus ses amis, ses frères.

A cette époque, les gens vivaient comme ils pouvaient, bien, mal, heureux ou pas. Oh bien sûr il y avait des gens bien. Oh bien sûr il y avait des salauds.
Mais personne n'avait encore décidé qui était d'un côté, et qui était de l'autre.
Et puis un jour. Mon père n'est plus là en ami, mais en soldat, on ne lui a pas demandé son avis. C'est juste arrivé.
Et puis un autre jour, alors que des attentats frappent les quartiers populaires, un des gars du port donne un paquet à Assim, c'est un cadeau très important, il ne faut pas que son patron soit au courant. Alors "l'idiot" va cacher le paquet sous des oranges, portées par le fidèle Bichon au dos vouté par les années.

- "Yallah", l'âne monte les marches des maigres ruelles, Assim est content pour son patron, les affaires vont mal avec tous ces problèmes, un cadeau va lui réchauffer le coeur. Il attache l'âne derrière le restaurant. Puis, parce qu'il a chaud, il va boire un peu d'eau au puits qui se trouve à bonne distance.
L'explosion lui fait perdre le tympan qui lui restait, l'âne n'a pas eu le temps de souffrir, son ami Michel non plus, "La Kémia" est partie dans un énorme nuage blanc, dans ses oreilles il y avait comme un bruit de sonnettes, et puis plus rien.
C'est beau de voir retomber toutes ces choses en silence, ça fait comme la neige des montagnes dans les films. Il faudrait que Michel voit ça, c'est si joli.

Quand on est idiot et sourd, c'est difficile de s'expliquer, on ne comprend pas ces soldats français qui vous parlent de terrorisme, alors il répond "oui" à toutes les questions. Il aime rendre service et être aimable. Michel lui a dit "Il faut être très poli avec les Français, ils te donneront de bons pourboires."

Le destin a alors décidé de jouer ses derniers As, les cartes qu'il peut lui arriver de jouer lorsque tout va mal, mais que ça peut encore être pire.

Assim a été condamné au peloton d'exécution et mon père devait être parmi les tireurs. L'ordre aboyé par le capitaine est clair. Mon père est révolté, les autres soldats de la chambrée l'entendent crier sa révolte, lancer des menaces, être prêt à casser la gueule au capitaine à peine plus vieux que lui.

Le soir même, mon père va parler au jeune prisonnier à travers le soupirail d'une prison qui était avant une cave pour conserver les fûts d'huile d'olive.
Ca sent encore le rance, dans le noir derrière la grille, Assim chante.
Il est bien sûr impossible de le faire sortir, il n'y a rien qu'on puisse faire, juste passer les doigts entre le grillage, toucher ses cheveux bouclés, murmurer son prénom, lui demander qui a fait ça, lui dire qu'on peut, peut être le disculper, le sauver. Mais Assim n'entend plus, il reconnait juste les yeux de mon père, lui demande si Bichon l'âne va bien, qu'il faudra lui donner à boire...

Mon père fait alors une erreur, et là je me reconnais terriblement en lui, il va décider de fuir... de déserter, de fermer les yeux...
Ce jour-là, il a sans le savoir modifié la vie de bien des gens.

Bien sûr ça ne changera rien au sort du pauvre Assim, mais au moins il ne se sentira pas complice d'un meurtre. Et puis, il a quelque part l'espoir fou de retrouver les commanditaires, il est impossible qu'Assim ait fait ça tout seul et en sachant ce qu'il faisait. Alors mon père va se faire ombre, se fondre dans le labyrinthe des rues du vieil Alger, devenir l'un des habitants, écouter et regarder.

Quelques jours plus tard, le capitaine qui avait l'habitude par bravade de prendre une boukha allongée d'eau dans un petit bistrot de la rue des Abderames ressent une violente douleur sur le côté. La bouteille d'alcool de figue venue de Tunisie roule sur le banc de bois. Les enfants du coin se mettent à rire devant sa grimace. Il s'écroule, mort.

Ramené à la caserne, les soldats ne peuvent que constater le décès. Hélas il n'y a plus de médecin militaire et le nouveau n'est pas encore arrivé. Vu la blessure et la perte massive de sang, la mort est loin d'être naturelle, alors de manière à pouvoir rédiger un rapport, on arrive à décrire la blessure comme ci comme ça à un médecin officier de la base de Constantine à 450 kms de là.
Le verdict tombe, imprécis, improvisé... blessure par baïonnette!

Le rapprochement est vite fait, des menaces, un déserteur, une baïonnette. On ne va pas chercher très loin. Mon père vient de devenir un criminel.

Tout ça, il l'apprend du fils d'un boulanger chez qui il a trouvé refuge et à qui il donne un coup de main pour faire son pain. A l'heure de l'agression, pendant que ce fichu capitaine jouait les lords anglais en terrain conquis, mon père dormait du sommeil du juste après avoir passé une partie de la nuit à faire des gâteaux pour un "sbour", la naissance d'une adorable petite fille.
Il est bien sûr choqué, écoeuré, veut se livrer, expliquer, mais il sait que c'est peine perdue, qui va le croire? Lui l'ami des uns, l'ami des autres...

Alors commence une longue fuite, qui commence par un cargo en partance pour l'Espagne, un coin de soute qui pue le mazout et le poisson. Fuir un paradis pour l'inconnu. Faire tous les métiers. Dormir n'importe où.
Et puis de temps en temps revenir, changé, méconnaissable, épier une fenêtre, une porte, un immeuble, essayer de voir une femme, un enfant. Se dire qu'on ne saura pas quoi leur dire, qu'ils doivent penser qu'on est mort ou un sale assassin, un déserteur. Entendre par des gens bien intentionnés des rumeurs de bistrots, qu'on est recherché, que l'immeuble est sous surveillance, qu'un des voisins est armé et aux aguets, que la femme s'est remariée, que l'enfant a oublié... Alors, vrai ou faux, on écoute, on comprend, on croit, et on tourne les talons pour reprendre la route, vers un vide destin...

Voilà ce que me raconte mon père, les yeux dans le ciel de Provence, les doigts jaunes de ces cigarettes qui apportent un peu de chaleur dans la nuit, les cheveux doucement caressés par la brise. Un jour, sous un olivier. Dans un cimetière.

Et moi j'ai mal, de savoir, trop, ou pas assez, d'avoir douté, d'avoir haï. Une terrible douleur dans le ventre et la gorge. Les yeux brûlés par tant d'injustice.
Alors on bredouille, qu'il faudra se revoir, et chacun fuit, encore et toujours, chacun son côté, chacun sa vie. Pour ma part, je cours, à perdre haleine, je passe sous l'ombre de la vieille tour, je descends vers les toits de tuiles, vers la vie, à bout de souffle, pressé de retrouver tout ce que je suis en train de manquer.

Ce jour-là, le passé est enfin derrière moi.

 

LeSongeur 2010


 



29/12/2010
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