SOUVENIRS : TA BOUCHE
J'en ai eu des soirées sans toi, des repas sans partages, des mets sans le sel de ta peau. L'air est plus lourd sans ta présence, le moindre film se meurt de ne pas vivre sous nos passionnés échanges, le moindre livre est lu sans raison, moi qui me faisait toujours joie de te le faire découvrir. Et nos instants de musiques, quand je t'ouvrais l'opéra juste pour toi, notre plafond devenait Chagall, les notes des symphonies courraient sur nos meubles, et toi tu posais ta tête sur ma cuisse et tes cheveux devenaient les cordes de mes instruments. Que dire de notre lit trop grand ? C'est devenu un territoire que je ne reconnais plus, je deviens étranger au paradis, je ne le fréquente même plus. J'ai fait mien d'un divan, et je m'endors en te regardant danser dans les ombres du plafond...
La petite boutique de la signora Mistera est encombrée de babioles chamarrées, de fausses têtes de mort en plastique, de chauves-souris empaillées, et d'encensoirs qui crachent des volutes de parfums capiteux. Je pose mes lires sur la table, la grosse liasse de petits billets n'est pas encore remplacée par quelques Euros. Je lui expose les faits, ma douleur, mon chagrin... et sa réponse, comme un couperet, tombe:
Tu la retrouveras à Venise.....
C'est en effet au sortir de la piazza San Marco que son parfum vint, par mes narines, chavirer mon coeur. Elle était là, mangeant une glace au melon, sous un grand chapeau '70, les yeux mutins cachés par des lunettes de star. Sa bouche rouge sang ne lâchant sa glace que pour former un coeur mutin, doux baiser envoyé à des paparazzi invisibles. Ce jour-là elle était Silvana Mangano dans Riso amaro et ses divines cuisses blanches si troublantes.
Ma mémoire naufragée se réchauffe au souvenir de notre baiser sous la statue de Pietro Paleocapa, ma bouche s'endormait à ta langue faite foulard alors nous mangions nos lèvres. Les tiennes avaient encore le goût de melon frais.
C'est sous les notes joyeuses d'un air de Nino Rota que nous fîmes l'amour dans notre chambre de l'hôtel Giorgione, plongés dans les camaïeux et les meubles crapauds d'un autre siècle. J'admirais ton dos au sortir du bain que chaque goutte d'eau avait la chance de lécher, alors tu étais Léa Massari dans "Le souffle au coeur", le parfum de scandale en moins. Ma peau salée épicée de CK répondait à tes baisers fous. Mes mains aveugles savaient dessiner chaque courbe de ton corps dont je jouais les plus beaux des magnificats...
J'ai la douce souvenance des colonnes décorées qui entouraient notre lit, j'avais joint tes mains d'un foulard de soie noire pour te prodiguer, de par ma langue, le plus doux des bienfaits en ton intimité si délicieusement moite. L'amour avec toi n'était pas physique, c'était une émulsion de nos désirs sublimés...
C'était au mois de mai quand fleurissent les Pyracantha, autres buissons aussi ardents que le sien, qu'un matin je trouvais sur la table basse, à côté d'une part de Sbriciolata et des croissants, un mot rédigé à la va-vite "Je t'aime trop, mais tu ne l'as pas compris. Le 6 Eylül Ekspresi m'attend pour emporter mon coeur à Izmir. Suis-moi ou fuis-moi. Baccione..."
C'est quelques années plus tard que mon travail me fit partir pour la magnifique et prospère Smyrne, ou plutôt Izmir puisque c'est son nom. C'était pendant une rétrospective du photographe Göksin Sipahioglu, qu'on me présentait comme le "Doisneau" turc, que j'entendis quelqu'un parler d'elle.
Elle posait pour plusieurs photographes, son regard triste et mélancolique remplissait à lui seul ses carnets de rendez-vous.
Un collectionneur de poteries grotesques me donna l'adresse d'un autre collectionneur, qui lui même m'indiqua un petit café littéraire où quelques poètes déclamaient leurs vers.
Les verres de raki s'enchainant, les poèmes devenaient de plus en plus abscons, les visages de plus en plus rouges, et la chaleur de plus en plus insoutenable. Mes yeux étaient fixés sur un mauvais dessin censé représenter Antigone le Borgne, ou c'est ce que j'imaginais dans ce rictus à l'oeil manquant.
J'étais là, ivre d'alcool, de rhétoriques, et de tabac quand elle est entrée...
Elle était vêtue de blanc, du lin d'Egypte je pense, d'une robe si légère que je pouvais voir les ronds sombres de ses mamelons sous le tissu. Elle avait les cheveux noués en une natte piquée d'aiguilles nacrées qui brillaient au soleil. Ses yeux verts fardés de khôl me transperçaient.
Elle se plaça juste devant moi, renversa d'un revers de la main tous les verres d'alcool, cendriers et dominos posés sur la lourde table de bar, puis se mettant à genoux elle fit glisser ma braguette et commença à m'administrer une fellation magistrale...
Un silence de quelques secondes fit bientôt place à un brouhaha indescriptible, tous les hommes présents lançant des injures ou des compliments que je ne comprenais pas, certains crachaient par terre, d'autres saisissaient des bouteilles, nombreux étaient ceux, goguenards, qui les empêchaient d'avancer.
Alors, malgré la plus grande peur de ma vie, au ralenti, un jet blanc balafra sa joue dorée. Elle l'essuya du bout des doigts, les yeux baissés, se releva, et en silence sorti du bar alors que les hommes s'écartaient.
Ce jour là, n'est peut-être pas arrivé, je ne sais plus, car je me réveillais un peu plus tard sous les grandes pales du ventilateur de ma chambre, la tête prise dans un étau. Etait-ce elle? Etait-ce un délire causé par l'alcool?
Mais j'avais l'impression que sur le dos de ma main coulait encore une de ses larmes...
LeSongeur 2009
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