SOUVENIRS : TES MAINS
J'ai toujours souvenirs de toi, en regardant des photos craquelées qui se morcellent sous mes doigts fiévreux. J'ai l'air si jeune sur ces photos, si heureux. J'ai l'impression de n'avoir jamais été cet homme à la peau bronzée et au large sourire. En revanche tu n'as pas changé, ton charme et ta grâce restent, ils maîtrisent le temps et l'espace. Oui je me souviens de toi...
Tu étais la diva de la plage de San Fernando, où nous prenions des Red Sky à l'ombre des arbres couverts de papillons. Tu es celle qui a posé un doigt sur mes lèvres le jour où j'avais cité Chateaubriand, tu avais la moue boudeuse et de battre j'ai cru mon coeur s'arrêter. Tu portais le masque d'Arlequine au bal du Conte de Ferrière, il m'en souvient, et tu chantais à tue-tête une chanson des Rita Mitsouko. Tu m'avais murmuré ton prénom à l'oreille alors que nous roulions sur Somerset, mais le vent avait mâché tes mots, il me semble que c'était Elyséane ou Mélusine, un prénom comme ça. Je me souviens de tes seins lourd et blanc quand tu laissas glisser la robe de soie devant le soleil rouge de Puerto Valace, tu étais magnifique ce soir-là et les verres de Mojitos me faisaient perdre la tête. Je me souviens t'avoir acheté des crocus, car tu m'avais parlé de ce chien que tu avais eu à douze ans en Grèce et qui se nommait "Krokos" à cause de sa couleur safranée. Tu n'avais pas compris, j'étais resté comme un idiot sur le quai de la gare de Valencienne avec mon bouquet à la main. L'amour nous rendait bêtes et parfois méchants. Tu es celle qui a disparu au loin ce jour de juin 1996 à Pékin dans le quartier Chaoyang alors que la rue était pleine d'épices et de pétales blancs et rose. Oui, je me souviens de toi, devant cet Irish Stew à Waterford, je me souviens de tes taches de rousseur sur tes délicieuses fesses, et du fait que tu ne voulais pas ôter ton écharpe, que de rires échangés ce jour-là.
Je me souviens de tout.
De toi.
L'eau de mes larmes se teinte de bleu, devient rivières, devient mer, un océan. Vu d'avion le paradis n'est qu'une petite tache dans un tableau de Madhat Kakei. Une fois au sol, on n'arrive pas à savoir où la mer s'arrête et où commence la terre. Je venais passer un été indien dans l'océan du même nom. Une échappée belle au Sri Lanka. Pour soigner ma "maladie".
Comment ne pas se sentir à l'autre bout du monde devant ce lagon bleu, ces pêcheurs à la ligne assis sur des piquets à quelques mètres du rivage, je m'amusais à voir certains tenir juste un bout de bois, faire semblant de pécher, juste pour les touristes et contre quelques roupies, ceux-là se faisaient plus d'argent qu'en vivant de leur pèche. A la nuit tombée la mer prend des allures de cimetière avec toutes ces croix de bois léchées par les vagues (à l'âme), ce qui accentuait mon mal de vivre.
Pourtant, quel beau pays, où tout est petit, hommes, maisons, fruits, légumes, et même les chiens qui errent dans les rues. Colombo me parait tellement différent de tout ce que je connais, je m'y sens étranger en paradis comme le chantait Gloria Lasso sur un vieux disque que j'écoutais enfant, cet air ne me quittera plus pendant tout mon séjour.
Les premiers jours sont terribles, les gens sont pauvres, surtout dans les terres, et si hospitaliers, ils veulent donner tout ce qu'ils ont. Le plus dur est le climat, si chargé en humidité que j'ai l'impression d'être un poisson hors de l'eau. Hors de mon élément, c'est bien ça... Mal ici, et mal là-bas... Mal partout.
Et puis, les jours passent, je découvre tout un pays de senteurs et de couleurs, de beauté aussi. Des champs de thé qui pousse à flanc de montagne, ces milliers de femmes qui lentement, patiemment, comme des fourmis, ramassent l'or vert. C'est une armée de guerrières pour moi. En guerre contre la misère, la faim, et bien des choses.
Je ne pourrais plus jamais voir un bête sachet de thé sans penser à ces femmes qui se battent pour nourrir leurs enfants en un combat de tous les jours, à leurs mains blessées par les feuilles.
Que dire de la ville sacrée de Kandy, des défilés de centaines d'éléphants qui sous la lueur des flambeaux semblent sortir d'un rêve ?. Que dire des statues géantes du sanctuaire de Gal Vihara, de la dent de Bouddha, du jardin botanique et ses mille orchidées ? Que dire du temple d'or de Dambulla et ses quatre-vingts grottes ? Que dire du rocher du lion de Sigiriya et de ses étranges gardiens ailés ? Devant toutes ces choses, je redeviens un enfant devant les décorations de Noël des grands magasins.
Et puis, il y a la "Dame de la Nuit"...
Sur le moment je n'ai pas fait attention, tellement de choses à voir, ce climat qui m'étouffait, cette dépression qui nouait mon ventre, quand je rentrais le soir dans ma chambre je m'écroulais sur mon lit, parfois sans même me déshabiller.
Ce fut d'abord un parfum, quand j'ouvrais la fenêtre, il venait doucement pénétrer ma chambre, caressant les meubles, léchant le lit et mon corps, titillant mes narines. Un doux parfum de vanille avec une pointe de cannelle...
Ce fut ensuite une voix, un doux chant mélodieux, celui d'une femme qui se douche, qui se coiffe, qui s'habille...
Petit à petit, la curiosité aidant, tout en buvant un "toddy" bien frais, je jetais un coup d'oeil par la fenêtre.
C'est là que je t'ai vue la première fois. Tu portais un sari rouge rosé avec des motifs vert tendre, tu avais de longs cheveux noirs, des mains aux doigts longs, fins, aux ongles délicatement peints, et des yeux qui transperçaient mon âme, j'aurais tué pour ces yeux là. Et puis, tu étais si belle. De cette beauté qui fait qu'on comprend pourquoi les femmes sont faites pour être aimées des hommes, comme une partie manquante, comme un complément, quelque chose d'essentiel.
Je crois que je t'ai aimé au premier regard, que je suis devenu fan de toi, admirateur secret d'une femme pour qui je ne suis rien.
J'ai alors, petit à petit cherché à te voir, voler un peu de toi, prendre ma dose de toi, les jours n'étaient plus soleils, seules les nuits devenaient mon oasis. Les orchidées se sont fanées, les éléphants ne défilaient plus, la mer avait bu tout le ciel, et les nuages avaient dilué le bleu de l'océan....
Seule toi comptais dans ma vie.
Je t'ai donné ce surnom, La Dame de la Nuit, parce que tu me faisais penser à un "fruit du dragon", les Pitaya qui poussent ici, beaux fruits à la robe rose et au coeur blanc moucheté de perles noires. Déjà à cause de ce sari que tu portais le premier soir, et puis ton parfum, cette odeur de vanille, semblable à celui de la fleur de Pitaya, qui, comme toi, ne fleurit que lorsque la nuit est tombée.
Ce fruit a un goût si doux, sa chair est si blanche déshabillée de sa robe. Tu me donnes faim de toi.
Je te regarde tous les jours, ou plutôt chaque nuit, je te désire silencieusement, je t'accompagne, je te caresse du regard. Le sais-tu? Fais-tu semblant de ne pas me voir? Je ne sais.
Je te vois travailler, être femme, être mère, être toi aussi guerrière, être seule, être gaie, être triste, je te vois dans toutes tes épreuves de femme, pourquoi ne suis-je pas à tes cotés, à t'aider ?
Souvent je pense à toi quand tu dors, mes mains deviennent les tiennes, posées sur mon corps, je pourrais presque sentir ton souffle chaud dans mon cou, sur ma poitrine, sur mon sexe. Mais quand j'ouvre les yeux, je n'ai comme compagne que la solitude et le silence.
Aujourd'hui un gecko est entré dans la pièce, petit, vert avec des flancs rayés de bleu, rapide, il a grimpé sur le mur de ma chambre pour se réfugier au dessus de la fenêtre, je l'ai suivi des yeux. Je devais avoir l'air stupide, la bouche ouverte, car quand j'ai baissé mon regard j'ai croisé le tien, tu me regardais l'air amusé, un grand sourire aux lèvres.
Oui, aujourd'hui est un jour merveilleux, le soleil resplendit à nouveau, les fleurs repoussent, et les feuilles de thé recommencent à être cueillies par des mains expertes.
Et je me surprends à chanter "Prends ma main car je suis étranger ici, perdu dans le pays bleu, étranger au paradis, et je sais qu'en chemin, le danger dans un paradis, c'est de rencontrer un ange.. Et qu'il vous sourie"
Mais avec le temps, la mousson qui me tient à l'intérieur, coupé du monde, avec comme télévision ta fenêtre ouverte, je me rends compte que je suis tombé amoureux d'une actrice, d'une étoile, que jamais je n'oserais te parler, je connais bien trop maintenant ta bulle de vie, ta sphère d'intimité, pour pouvoir la crever.
Et puis, si moi j'ai l'écran de ma fenêtre, toi tu as celui de ton ordinateur, et derrière, que ce soit à 800 mètres ou à 8000 kilomètres de là, il y a lui...
Lui...
Lui, je l'ai deviné depuis quelques semaines, quand tu te jetais sur le clavier après avoir entendu "You got a message!" d'une voix sirupeuse, ou quand tu te précipites sur ton portable qui joue le chant du SMS bouillant reçu, et puis cette webcam que tu t'es donné tellement de mal à installer. Normalement ce modèle se pose sur le haut de l'écran, toi tu as acheté un pied optionnel qui permet de la poser partout, et au lieu de la brancher derrière, elle est branchée en façade, bien plus pratique pour tirer le fil...
J'ai vu tout cela. Je vois tout.
Ce soir, alors que des Bench rabana résonnent au loin, la nuit est chaude, moite, électrique. Je mets en marche le grand ventilateur et j'ouvre la fenêtre ce qui fait entrer les cris des singes et les craquements des branches sous les jeux des possums. J'entends un fond de musique douce, tu as pris un bain, tu te fais un thé, tu portes un déshabillé et un chignon, je te vois te préparer, te passer de la crème sur le corps, te faire belle, pour lui. C'est curieux de voir une femme se préparer pour un homme, on a l'impression que chaque détail a de l'importance, que tout doit participer, faire corps avec elle, renforcer son charme, comme si elle mettait tous les atouts de son côté. Les hommes sont plus simples, ou moins courageux, ou peut-être juste qu'ils s'en foutent... Du moment qu'on a pris une douche, une chemise à la mode, un peu de parfum, et le reste est assuré par notre testostérone et notre assurance, notre orgueil, l'éternel masculin.
Je réalise soudain pourquoi j'ai perdu souvent un amour qui s'est envolé vers des cieux plus bleus.
La voix sirupeuse "You got a message!" vient me sortir de mes rêveries, de mes regrets, de mes erreurs.
Toi, assise en tailleur sur ton grand fauteuil, la lumière de l'écran rend tes yeux encore plus bleus. Avec la langue tu lèches une goutte de thé qui coule le long de la tasse, avec le pied tu pousses la porte qui t'isole du monde, avec les yeux tu regardes avidement l'écran, un petit sourire au coin des lèvres, avec les mains tu caresses doucement ton corps...
Ton expression, comment d'écrire cette expression qui est mon opium ? Tu as l'air tellement fascinée par ce que tu vois, ça a l'air presque douloureux, frustrant, tu plisses un peu les yeux pour mieux voir. Mon Dieu que tu es troublante quand tu es troublée. Ta tête qui bascule un peu en arrière, ton souffle qui se fait fort, tu viens chercher les sensations qui font du bien, un peu de repos pour la guerrière que tu es. Et quand tu prends la webcam pour la poser plus près de ton corps, je serre les poings et je tire doucement les rideaux.
Je le connais lui, il est comme beaucoup d'hommes, comme je l'ai été aussi surement, il y a longtemps, un collectionneur, un voleur d'amour, un homme qui envoi des copiés-collés de ses lettres aux mots qui savent te toucher, un homme qui a dix femmes en tête et dix ans de moins sur ses photos, un homme qui a enregistré tous tes gestes en webcam, qui les montre à ses amis, qui s'en vante, qui raconte à chaque femme qu'elle est unique, celui qui.. qui.. t'apportes un peu de rêve, de plaisir, de bonheur. Mais pour combien de temps avant de te briser le coeur ? Et moi, qui ne suis pas mieux que lui, qui n'ai pas le courage de te parler, qui t'espionne, qui me raccroche à toi. Dans quelle commedia dell'arte jouons-nous ? Tu es Colombine, lui Pantalon, et moi Arlequin...
Je me souviens de ta tenue d'Arlequine... au bal... ou alors c'était une autre... Je ne sais plus...
Les semaines se sont écoulées, et quelques jours après Noël, j'ai tellement souvenir de toi que je vis en souffrance. Tu sais pourquoi je t'ai retrouvé en Dame de la Nuit, toi seule le sais. Pourquoi je t'aime, encore et encore, moi qui ai perdu une partie de moi même.
Je sais que, des nuages qui font ton domaine, c'est toi qui m'a doucement soufflé à l'oreille de lui écrire une lettre, d'avouer mon amour, moi le paumé déclarant sa flamme à une trop belle inconnue. Je sais que tu m'as dit que j'avais trop d'amour en moi pour rester en terre solitaire, dans les regrets et les remords. Je sais que je te retrouverais en toutes femmes, car tu étais LA femme en toute sa quintessence.
Alors j'ai sorti le papier à lettres, mon stylo, et j'ai senti ta main si douce se poser sur la mienne, ma gorge s'est nouée, mes yeux de larmes se sont noyés, je murmurais ton prénom en sanglots, et sous ta dictée j'ai écrit la plus belle lettre d'amour qu'une disparue peut écrire à une promise.
Toi qui n'es plus là, tu écris à celle que je désire...
Ce jour de fin décembre, je vis entre passé et présent, entre rêves et folie, je me raccroche à une lettre que je tiens à la main, je cherche un moyen de te la donner. Je n'ai pas pris mon petit déjeuné, je voulais juste aller faire un tour sur la plage, voir la mer, fumer une cigarette, trouver un moyen, le courage, ou juste peut-être, inconsciemment, me convaincre que je suis malade et que fuir, même en paradis, ne change rien.
Que tu seras toujours dans ma tête jusqu'a ce que je comprenne que jamais plus je ne te retrouverais.
Mais c'est un sari rouge rosé qui passe au coin de mon oeil, tu le reportes aujourd'hui, comme un signe du destin. C'est une fenêtre qui se ferme. Une porte qui claque. Tu sors, tu dis à une amie que tu vas à Galle, au sud de l'île, que tu vas prendre le train et passer la nuit là-bas. Et je te suis... au lieu de t'arrêter, de te parler, de t'inviter à prendre un café. Je te suis...
Dans le train, ou dans un restaurant, n'importe où, j'aurais l'occasion de te parler, de te donner ma lettre, ou d'au moins la glisser dans ton sac. Je vois déjà l'histoire, dans ma tête elle est belle, simple, si facile.
A quelques places derrière toi, je vois ta belle nuque, tu as fait une queue de cheval à tes cheveux. Tes belles mains sont posées sur ton sac. C'est une si belle journée. Je sens mon coeur qui bat.
Au niveau de Ambalangoda j'ai encore l'impression d'être dans un rêve, je vois par la fenêtre la mer disparaître, comme si elle reculait sous l'effet d'un souffle, d'une aspiration. J'ai l'image d'un gros homme buvant sa soupe à même l'assiette. Dans le train les autres personnes voient le même phénomène, car tout le monde se met à parler, à se lever, et à regarder aux fenêtres. Alors, je te perds de vue.
A Hikkaduwa, la plage n'est qu'à quelques mètres des rails. Et soudain, la mer mange le monde...
Je ne sais pas ce qui s'est passé, tout est couvert de boue, je ne marche que sur des morceaux de... choses.
Des choses cassées, sans formes. La vie des autres.
Je ne reconnais plus rien. Quand je regarde le train, il est comme mâché par un monstre énorme. Une personne me dit que je saigne, en effet ma chemise est rouge sur tout un coté, mais je ne sens rien, je ne sais même pas si c'est mon sang.
Un peu plus loin, une voiture est garée dans un magasin, l'image me fait sourire, car elle est incongrue, je me dis que ça ferait une bonne photo, je ne réalise pas le terrible de la situation.
Je croise des gens qui marchent comme moi, sans raison, comme vidés de leur vie. Je vois des personnes descendre un couffin d'un cocotier, j'entends le bébé pleurer. Où est la mère? Cette réalité tellement surréaliste a fait disparaitre mon délire. Quelque part j'ai l'impression de m'être enfin réveillé. Et ce réveil est atroce. Je ne pense plus à moi, mais aux autres.
A Colombo, les gens en parlent, mais les dégâts sont si minimes par rapport à ce que j'ai vu, et par rapport à ce que j'apprendrais plus tard par les médias, comme le monde entier l'apprendra également en ce décembre 2004. Oui, les gens en parlent, mais sans y croire, comme si le fait de nier l'évidence empêchait l'événement de prendre corps, d'exister. Certains se préparent à fêter la nouvelle année...
Sa fenêtre ne s'est pas ré ouverte. Plus de "You got a message" au milieu de la nuit. Les oiseaux ont comme déserté l'île. Les pêcheurs regardent la mer comme une ennemie. Et moi aussi.
Alors, j'ai quitté le Paradis, d'avion la mer semblait être un bien beau tombeau. J'avais en poche une lettre à l'écriture détrempée, toute froissée et sale.
La plus belle lettre que je n’ai jamais écrite à une femme...
LeSongeur 2009
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